Cubisme de Kiff No Beat fête ses 10 ans, retour sur l’album qui as marqué le rap ivoire

Lorsque Kiff No Beat publie Cubisme en novembre 2015, il ne s’agit pas simplement d’une mixtape mais d’une proclamation d’existence…

Une œuvre matricielle

Lorsque, en novembre 2015, Kiff No Beat dévoile Cubisme, le geste n’est pas anodin. Dans un paysage musical ivoirien saturé par l’hégémonie du coupé-décalé, cette mixtape surgit comme une irruption paradigmatique. Le titre, puisé dans l’histoire de l’art occidental, condense un projet esthétique ambitieux : déconstruire, fragmenter, réassembler pour produire un langage inédit.

Dix ans plus tard, l’œuvre apparaît moins comme une compilation de morceaux que comme une déclaration d’intention civilisationnelle : l’avènement du rap ivoirien comme entité autonome, irréductible à ses référents français ou américains, et pourtant profondément connectée aux circulations transafricaines.

Contexte : Abidjan, entre effervescence et marginalisation

Au mitan des années 2010, Abidjan bruisse du coupé-décalé, (DJ Arafat, Serge Beynaud, Deborbo Leekunfa…) matrice festive et identitaire qui impose ses codes vestimentaires, chorégraphiques et linguistiques. Le rap, quant à lui, demeure relégué dans les marges, considéré tantôt comme importation occidentale, tantôt comme curiosité subalterne.

Kiff No Beat surgit dans cet interstice. Leur posture est celle de l’irrévérence érigée en principe esthétique : insolence lexicale, iconoclasme verbal, gestuelle provocatrice. Mais au-delà de la provocation, se dessine une stratégie de légitimation : arracher le rap à son statut d’épiphénomène pour l’inscrire dans la centralité culturelle ivoirienne.

Le cubisme transposé : fragmentation et recomposition

Le recours au terme Cubisme révèle une intention claire : à l’instar des peintres qui abolirent la perspective classique, Kiff No Beat procède à une dissolution méthodique des hiérarchies musicales.

  • Dimension locale : appropriation du nouchi, référentiel abidjanais, topographie des quartiers populaires.
  • Hybridation transnationale : la trap américaine irrigue Ils ont dit, l’afrobeat nigérian anime Oh Mama avec Burna Boy, tandis que Fuck les chocos avec Cassper Nyovest ouvre un dialogue avec Johannesburg.
  • Ambition panafricaine : par ces collaborations, Kiff No Beat inscrit Abidjan dans une constellation musicale continentale, récusant toute posture de périphérie pour affirmer une centralité concurrente.

L’album se configure ainsi comme un palimpseste sonore : un espace où se superposent et s’entrechoquent des strates hétérogènes, produisant une esthétique de la dislocation.

Analyse des pièces emblématiques

  • Gor la montagne : plus qu’un hymne populaire, le morceau incarne une liturgie de la rue, un cri de ralliement qui condense l’énergie du ghetto en formule mémorielle.
  • La vie de Louga : chronique sombre, quasi-ethnographique, qui restitue les logiques de survie et de débrouille propres aux marges urbaines. Ici, le groupe s’érige en sociologues du quotidien.
  • Ma Côte d’Ivoire (feat. Dobet Gnahoré) : hymne patriotique où la voix de Gnahoré confère une dimension quasi-sacrale, conjuguant tradition et modernité pour articuler une poétique de la réconciliation nationale.
  • Oh Mama (feat. Burna Boy) : témoignage de clairvoyance, annonçant la centralité à venir de Lagos dans la cartographie musicale africaine.
  • Fuck les chocos (feat. Cassper Nyovest) : geste de provocation sociale qui oppose bourgeoisie abidjanaise et prolétariat, tout en orchestrant une dialectique transafricaine entre Abidjan et Johannesburg.

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IV. Réception et institutionnalisation

La sortie de Cubisme provoque une double dynamique.

  • Réception populaire : appropriation immédiate par une jeunesse qui y reconnaît ses codes, son argot, ses frustrations et ses rêves.
  • Réception critique : oscillant entre fascination et réprobation, certains dénoncent la crudité verbale tandis que d’autres saluent la cohérence visionnaire.
  • Institutionnalisation : la nomination aux Kora Awards en 2016, grâce à Gor la montagne, atteste d’une reconnaissance supranationale et d’un basculement symbolique : le rap ivoirien devient audible au-delà de ses frontières.

Héritage : naissance d’un idiome

Cubisme inaugure une véritable grammaire du rap ivoire.

  • Il confère au rap une légitimité culturelle jusque-là déniée.
  • Il engendre une lignée d’artistes — Didi B en solo, Suspect 95, Fior 2 Bior, Mc One — qui prolongent et diversifient l’expérience cubiste.
  • Il érige le nouchi en langue poétique légitime, offrant au rap ivoirien une spécificité irréductible aux logiques de mimétisme.

Ainsi, l’album opère une transmutation symbolique : d’objet musical, il devient matrice culturelle, ferment d’une identité rapologique ivoirienne.

Relecture en 2025 : validation d’une prophétie

Une décennie plus tard, alors que Burna Boy domine la scène mondiale et que le rap ivoire rivalise frontalement avec le rap hexagonal, Cubisme apparaît comme une œuvre prophétique.

Ses intuitions — valorisation du local, ouverture panafricaine, ambition internationale — se sont matérialisées. À l’instar de Mauvais Œil pour le rap français, Cubisme s’inscrit désormais au panthéon des classiques fondateurs, ces disques qui ne se contentent pas de refléter une époque mais qui en dessinent l’avenir.

Une œuvre canonique

Dix ans après, Cubisme se révèle comme un texte inaugural qui a institué le rap ivoirien dans sa dignité artistique. Par sa fragmentation, sa provocation et son ambition, l’album a produit un nouvel espace symbolique où Abidjan n’est plus périphérie mais centre génératif d’esthétiques rapologiques.

En se proclamant “cubistes 2.0”, Kiff No Beat avait pressenti leur rôle : non de simples rappeurs, mais architectes d’un idiome, défricheurs d’un continent sonore. Cubisme demeure, à ce titre, un jalon canonique, une œuvre sans laquelle il serait impossible de comprendre l’irruption du rap ivoire dans la modernité musicale africaine et mondiale.

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